Jeux ubiquitaires et pervasifs: La nostalgie de l'enfance?

La miniaturisation de l’informatique et la popularisation du phénomène du jeu vidéo ont convergé vers l’apparition des jeux dits ubiquitaires ou pervasifs vers le début du siècle. Ces expériences empruntent le langage du jeu vidéo pour immerger le joueur ou les frontières entre le jeu et la réalité se chevauchent, s’entre-effacent.

Tiré de la définition des jeux pervasifs donnée par l’IPerG – http://iperg.sics.se/ :

“Pervasive game is a game that has one or more salient features that expand the contractual magic circle of play socially, spatially or temporally.”

Le concept de jeu pervasif est intimement lié à celui du “cercle magique”, concept introduit par Johan Huizinga. A chaque fois qu’une session de jeu commence, ce cercle magique se forme autour des participants et des objets qu’ils utilisent pour jouer, encadrant leur activité et lui donnant son caractère ludique. Ce cercle magique, bien qu’invisible, est aussi “perçu” par les éventuels spectateurs, qui identifient les joueurs comme tels, justifiant ainsi un comportement qui semblerait aberrant sans ce contexte. Par exemple, des personnes jouant au football sans ballon, même en ayant tous les autres attributs (maillots, stade) passeront pour des lunatiques. Le ballon est la condition sinéquanone du cercle magique autour du jeu “football”, ce qui nous permet d’identifier comme joueurs de football aussi bien des sportifs professionnels dans un stade que des enfants y jouant dans la rue.

Les créateurs de jeux pervasifs se sont emparés de ce concept et l’ont remis en question, testant les limites du cercle dans ses trois dimensions: spatiale, temporelle et sociale. L’expansion spatiale fut la première à être explorée avec l’avènement du GPS grand public et des téléphones portables, véritables ordinateurs de poche. Le joueur pouvant maintenant être localisé de manière plus ou moins sure, le monde entier est devenu un terrain de jeu potentiel. Par exemple, le jeu (ou activité ludique) de Géocaching nécessite un terminal GPS. Le joueur choisit un cache sur un site dédié et se rend aux coordonnées indiquées, qui ont une précision d’approximativement 30 mètres. Il doit ensuite trouver le “cache”, une boite renfermant un livret et parfois plusieurs objets.

Le système GPS fonctionnant partout dans le monde, n’importe quel endroit peut être utilisé comme géocache, ce qui efface la frontière spatiale du cercle magique (certaines caches se trouvent jusqu’en Antarctique!). Un jeu sur téléphone portable partageant cette liberté spatiale est Botfighters, qui mettait en scène un combat entre robots vivant dans des téléphones présents dans la même cellule de téléphonie mobile (200 mètres à peu près).

La limite temporelle est elle aussi brouillée dans des jeux tels que “Killer”, un jeu basé sur l’assassinat d’une cible au cœur d’un campus. La partie commence, mais personne ne sait quand celle-ci finit. De plus, les joueurs ne peuvent pas dire exactement s’ils sont en train de jouer à un moment donné ou non. Les jeux PC Majestic, puis ensuite In Memoriam, brouillaient cette frontière en envoyant des messages au joueur à tout moment de la journée, intégrant le temps virtuel du monde du jeu dans celui, réel, du joueur. Il est important de noter que les jeux brouillant la limite du temps ont aussi une forte tendance à brouiller celle de l’espace, le joueur pouvant se trouver n’importe où quand le jeu se manifeste à lui.

La dernière frontière est naturellement brouillée quand celle du temps et de l’espace disparaissent, c’est la frontière sociale. Ici est le plus grand enjeu des jeux pervasifs: les spectateurs, qui pouvaient clairement identifier les joueurs de jeux classiques, n’ont maintenant plus de repères pour identifier les joueurs comme tels. Inversement, les joueurs eux-mêmes ont du mal à identifier ceux qui jouent et ceux qui ne jouent pas, et pour eux tout devient objet du jeu: la ville et son mobilier, ses transports en commun, ses figures d’autorité, ses accidents “naturels” (un embouteillage, une manifestation). Les évènements du jeu s’insèrent naturellement dans le monde réel, ce qui leur donne de la réalité par effet de contagion.

La dimension sociale est aussi la plus dangereuse, car du coup les règles du monde réel s’appliquent en priorité à celles du monde de jeu; Il faut tenir en compte la possibilité d’arrestations, blessures et autres évènements fâcheux qui seraient conséquence des actions des joueurs.

Les jeux pervasifs sont donc là pour déranger notre vision de la réalité à travers la disparition du cercle magique entre le monde du jeu et le monde réel, qui devient finalement une plate-forme au même titre que le PC ou les consoles. Il est possible de designer un jeu spécifiquement pervasif qui devra donc être supporté par les outils et l’apparence du monde.

Qui dit jeu dit gameplay, et les jeux pervasifs en ont clairement. Comme tout jeu, ils ont des règles, des histoires, des personnages, des conditions de victoire et de défaite, mais je remarque que la plupart des gameplays appliqués dans ces jeux sont l’écho de ceux qui émergent pendant l’enfance. Ce que les jeux pervasifs proposent, ce sont des parties de Chat, chasse au trésor, cache-cache, cowboys et indiens et j’en passe. Là ou l’imagination fait défaut, la technologie prend sa place, en nous disant ce que nous voyons (réalité augmentée), en nous contraignant à suivre des règles, en nous aidant à incarner un personnage; activités triviales et souvent auto-imposées pendant l’enfance.

Les jeux de type pervasifs ne sont ils donc peut-être qu’une manière d’exercer l’imagination adulte, en se servant de moyens technologiques impressionnants, pour la stimuler, lui rendre sa flexibilité et permettre à tous de pouvoir retrouver ce temps d’avant, où le cercle magique n’était pas encore tracé et tout dans le monde était au service du Jeu.